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La campagne controversée de la Commission EAT-Lancet : une action mondiale et puissante contre la viande ? par Frédéric Leroy, Martin Cohen

23.11.2020 Annexe à la page "Leviers des lobbies". J'ai traduit l'article qu'ont rédigé le professeur Leroy et Martin Cohen, article publié auprès de la European Food Agency en novembre 2019. Dans cet article succinct, ils révèlent les interconnections entre les choix globaux de nos 1% de possédants pour l'avenir, choix qui contaminent aussi le débat climatique, et les normes officielles, les imbrications entre privé et public quant aux recommandations alimentaires que l'on croit officielles. On ne peut vraiment comprendre le boeuf bashing que dans cette perspective générale, qui met en concurrence tous les enjeux, comme ceux de savoir vers où ce 1% veut piloter les masses s'il veut conserver ses privilèges et ses avoirs.


Cet article est annexe au dossier janvier 2020, devenu un livre entre-temps ""Qui a machiné le bœuf bashing ? (Un regard sérieux sur le rodéo médiatique antiviande)"



"Qui a machiné le bœuf bashing ?"
parution reportée

Traduction fr par mes soins de The EAT-Lancet Commission's controversial campaign, A global powerful action against meat?

"L’année 2019 restera-t-elle dans les mémoires comme l’année de l’intervention de l’EAT-Lancet, ce programme qui vise à un changement planétaire vers un régime alimentaire dit «à base de plantes» ? N’est-il pas remarquable que la viande, symbole de santé et de vitalité depuis des millénaires, soit aujourd’hui souvent présentée comme nuisible à notre corps, aux animaux et à la planète ?

Pourquoi exactement le discours minoritaire du végétarisme et du véganisme est-il actuellement partout dans les médias ? Cette représentation généralisée de la viande qui serait intrinsèquement nuisible est inquiétante, au point que certains universitaires, professionnels de la santé et comités d’experts craignent désormais qu’elle n’aggrave la malnutrition dans les pays riches, et qu’elle ne serve même parfois de couverture ou de déclencheur de troubles alimentaires. En tant que tendance sociétale croissante, les modes de vie «à base de plantes» ont bien sûr une raison d’être complexe et présentent une hétérogénéité parmi leurs adhérents, pour la plupart bien intentionnés. Néanmoins, les discours principaux semblent étonnamment être basés sur des scénarios de comm’. D’ailleurs, nombre des prises de position antiviande proviennent d’acteurs très respectés.

Prenez Christiana Figueres, ancienne secrétaire exécutive de la Convention-cadre des Nations unies sur les changements climatiques (CCNUCC). Elle a comparé les mangeurs de viande aux fumeurs -- qui étaient autrefois des modèles mais sont devenus des parias. Selon elle, ces mangeurs devraient prendre leur repas en dehors du restaurant. Pensons aussi au professeur Walter Willett de Harvard, qui a affirmé qu’un décès précoce sur trois pourrait être évité si nous renoncions tous à la viande. Ou encore au chercheur végétalien Marco Springmann d’Oxford, qui a demandé une taxe sur la viande pour éviter plus de «220 000 décès» et économiser des milliards de dollars en frais de santé.

Des déclarations sont d’autant plus remarquables, qu’émanant d’universités prestigieuses, elles reposent sur des calculs basés sur des associations épidémiologiques faibles et confuses qui ne permettent pas d’établir un lien de cause à effet. En outre, ces auteurs ignorent la nécessité d’une évaluation des risques et ne tiennent pas compte de données peu pratiques, comme l’absence d’effets nocifs de la viande sur les marqueurs du risque cardiovasculaire et de l’inflammation lors des études d’intervention. Ils sous-estiment constamment la robustesse nutritionnelle des produits animaux, en particulier pour les jeunes et les personnes âgées. Ils sont aussi peu attentifs aux avantages écologiques d’un élevage bien géré.

Le Fonds mondial pour la nature (WWF) et l’Organisation mondiale de la santé (OMS) diffusent des informations comparables sur la «mauvaise viande». Un éditorial paru dans The Lancet («We need to talk about meat») indiquait que la consommation de viande devrait être réduite à... «très peu». L’éditorialiste concluait par un message cryptique : «La conversation doit commencer bientôt». Mais attendez, est-ce une conversation ou une conférence ?

EAT-Lancet : un nouveau venu dans le quartier, équipé de tout le matériel dernier cri

Pour pouvoir répondre à cette question, il faut savoir où se situe l’action. Tous les scientifiques et les organisations mentionnés dans le paragraphe précédent ont un point commun : ils appartiennent à la Commission EAT-Lancet (à l’exception de Figueres qui sera néanmoins un intervenant lors de leur prochain Forum alimentaire Stockholm 2019). Qu’est-ce exactement que EAT, désormais incontournable dans les débats sur la politique alimentaire ?

Son origine est surprenante : elle a été fondée en 2013 par Gunhild Stordalen, militante des droits des animaux au sein de l’Alliance norvégienne pour le bien-être animal et épouse du magnat de l’hôtellerie Petter Stordalen. Le couple est l’un des plus riches d’Europe et, selon un article paru dans Forbes, affiche un style de vie particulièrement somptueux malgré son image de sauveur vert de l’univers. Les Stordalen ont à la fois les moyens et les réseaux nécessaires pour mettre leurs idées en pratique, car ils ont des contacts avec des PDG, des politiciens et des membres de familles royales influents.

Si les budgets le permettent, l’influence peut être achetée : 3,5 millions de NOK ont été versés à Bill Clinton - qui est devenu végétalien en 2010 - pour un discours d’une heure lors d’une conférence sur l’EAT en 2014. Un autre orateur prévu, au Forum alimentaire de Stockholm 2019, est Khaled bin Alwaleed. Ce prince saoudien considère les produits laitiers comme «la racine de tous les maux environnementaux» et est en «mission pour végétaliser le Moyen-Orient». Le portefeuille d’investissements de ce puissant allié comprend des entreprises qui développent... de la fausse viande et des produits laitiers. Comme le Beyond Burger, que Gunhild approuve volontiers dans ses messages sur les médias sociaux. La question de malbouffe végétalienne hypermanufacturée semble soudain avoir beaucoup moins d’importance...

Après le Sommet mondial Nexus 2018, qui s’est tenu au siège des Nations unies à New York, Khaled a publié une photo de lui aux côtés des «dirigeants politiques végétaliens» autoproclamés. Posant fièrement parmi eux : Gunhild Stordalen. L’objectif de la réunion était d’accélérer la transition, maintenant qu’un point de basculement est à portée de main, et de la rendre permanente, au lieu de se contenter d’une tendance passagère.

Khaled siège également au conseil consultatif du Good Food Institute, parmi «les scientifiques, les entrepreneurs, les avocats et les lobbyistes, dont l’objectif est d’instrumentaliser les marchés et la technologie alimentaire afin de mener notre système alimentaire [...] vers des alternatives à base de viande et de plantes propres».

La route vers un avenir basé sur les plantes est pavée de bonnes intentions... et de calculs économiques

C’est à ce moment qu’intervient «Big Ag» (NdT: Big Agriculture, ou les multinationales de l’agro-alimentaire). Ils ont découvert que le marché des produits «végétaux» génère d’importantes marges bénéficiaires; ils peuvent ajouter de la valeur grâce à l’ultra-traitement de matériaux bon marché (par exemple, des extraits de protéines, des amidons et des huiles). Les principales multinationales alimentaires du monde sont liées au réseau EAT via FReSH, un pont vers le World Business Council for Sustainable Development (WBCSD). L’organisation WBCSD regroupe plus de 200 entreprises internationales. Unilever, par exemple, propose près de 700 produits végétaliens en Europe et a maintenant acquis la marque the Dutch Vegetarian Butcher (le boucher végétarien néerlandais). Le marketing de cette marque a d’ailleurs été conçu par un politicien-clé du Parti animaliste néerlandais, qui est aussi membre de la secte des Adventistes du septième jour.

Les origines du WBCSD remontent au Sommet de la Terre de Rio en 1992: le conseil a été créé par les industriels Stephan Schmidheiny et Maurice Strong, l’architecte controversé de la politique climatique mondiale. Strong était à la fois un diplomate de haut niveau pour les Nations unies et un homme d’affaires, entre autres en tant que président de Petro-Canada. Étrange produit hybride de l’industrie pétrolière et de l’écologie, il encourageait certaines idées franches -- sans parler des étranges croyances ésotériques de sa femme et de ses amis, avec lesquels il soutenait le groupe Lindisfarne. Strong désirait renforcer l’emprise de l’ONU sur les affaires mondiales et s’accommodait d’un capitalisme en crise, estimant que les alertes environnementales étaient idéales pour mettre la machine en marche.

À partir de la conférence de Stockholm en 1972, il parvint à inscrire le développement durable dans un programme de développement international et devint un membre-clé d’une longue liste d’organisations, dont beaucoup constituent aujourd’hui... la constellation EAT-Lancet. Strong n’a pas seulement joué un rôle dans la création du WBCSD. Il a aussi a contribué au développement du World Resources Institute (WRI, un partenaire proche de l’EAT, voir ci-dessous) ainsi que du Stockholm Environment Institute et du Beijer Institute (aujourd’hui tous deux incorporés dans l’organisation qui a co-fondaté EAT, le Stockholm Resilience Centre). Dans cet écosystème partagé, nous rencontrons également le Forum économique mondial, la Banque mondiale, l’Institut international pour le développement durable, l’Institut international pour l’analyse des systèmes appliqués, le WWF, etc. Strong s’est retiré en 2005 après avoir été mentionné dans le scandale «Pétrole contre nourriture», mais son héritage perdure.

En plus de son alliance avec le WBCSD et FReSH, EAT travaille en étroite collaboration avec un autre think tank alimentaire appelé le Centre Barilla pour l’alimentation et la nutrition (BCFN). Gunhild Stordalen et Walter Willett ont tous deux été des orateurs de premier plan lors de son Forum international sur l’alimentation et la nutrition. Le BCFN se définit comme un «groupe de réflexion indépendant», même si les propriétaires du géant des pâtes Barilla font partie de son conseil d’administration. Les auteurs d’une étude promouvant la double pyramide alimentaire du BCFN ont déclaré qu’ils agissaient «en l’absence de toute relation commerciale ou financière pouvant être interprétée comme un conflit d’intérêts potentiel». Le modèle décourage la consommation de viande et recommande... des céréales.

La question la plus critique ici est de savoir comment quelque chose qui ressemble à un outil de marketing peut finir par devenir un instrument scientifique pour l’élaboration d’une politique mondiale ? Et faire partie d’un protocole d’accord avec le ministère italien de l’éducation, qui sera présenté comme un «projet éducatif» ciblant les écoles primaires ?

«Ingénierie sociale» via le Shift Wheel, ou comment orienter le public vers la fausse viande

Dans l’ensemble, EAT semble avoir tout ce qu’il faut pour mettre en œuvre son programme mondial. En janvier 2018, un événement multipartite a été organisé à Davos, pour «améliorer les synergies et accélérer les progrès» du changement du système alimentaire. En 2013, Stordalen avait déjà contacté le Stockholm Resilience Centre pour lui demander de créer un «Davos pour l’alimentation». Parmi les co-organisateurs de l’événement figuraient l’Alliance mondiale pour l’amélioration de la nutrition, l’inévitable BCFN et l’Institut international de recherche sur les politiques alimentaires. La stratégie était claire : les forces du marché doivent être modelées, les consommateurs doivent être redirigés. C’est une tâche qui a été confiée à la Food and Land Use Coalition, une organisation faîtière dont les grandes lignes stratégiques sont réparties entre EAT, WBCSD, GAIN, IIASA et un partenaire essentiel de EAT : le World Resources Institute.

Le WRI est financé par plusieurs gouvernements, entreprises et fondations (par exemple, Ford, Rockefeller, Open Society, Bill & Melinda Gates, Shell), dans le but d’interférer dans la société au sens large. Il est particulièrement intrigant de constater que l’un de ses documents de travail met l’accent sur ce que l’on appelle le «Shift Wheel», un nouveau cadre basé sur des tactiques de marketing éprouvées du secteur privé. Certaines des options proposées consistent à «masquer le changement», à ouvrir de «nouveaux marchés» et à rendre la viande «socialement inacceptable». Les interventions possibles sont bien connues (par ordre de contrainte croissante) : influencer l’étiquetage nutritionnel et les directives diététiques, remettre en question le régime alimentaire des 30 jours, taxer la viande et... retirer la viande des menus des restaurants.

À première vue, le programme EAT-Lancet semble être une entreprise noble et académique. En seconde analyse, cependant, on découvre un mélange ambigu de scientifiques et de chercheurs honnêtes cotoyant des idéologues philanthrocapitalistes et d’autres intérêts divers. De plus, le fait que l’ensemble du groupe ravive les vestiges qui ont été développés par un hommes e d’affaires pétrolier machiavélique n’inspire pas confiance. Quoi qu’il en soit, il est critiquable que les diverses plates-formes industrielles et fondations qui ont financé cette constellation au fil des ans puissent utiliser leur influence omniprésente aux fins d’orienter les politiques vers des méthodes à gains rapidesxx. En tant que telles, elles poussent le système vers des «solutions basées sur le marché et des solutions technologiques à des problèmes mondiaux complexes». Les efforts biotechnologiques soutenus par Bill Gates pour produire de la fausse viande et de la viande de laboratoire en sont des exemples éloquents.

Conclusion : que se passe-t-il vraiment?

L’impact initial de la campagne de EAT-Lancet semble être moins de promouvoir le bien-être des animaux que d’ouvrir aux multinationales de l’agro-alimentaire de nouveaux marchés lucratifs et d’alimenter la soif des gouvernements pour de nouvelles bases d’imposition. Ce qui commence par des débats académiques et scientifiques finit en arguments politiques dangereusement simplistes, arguments qui peuvent avoir plusieurs conséquences néfastes pour la santé et l’environnement.

Bien entendu, le changement climatique est réel et requiert notre attention. Certes, l’élevage doit être optimisé. Il peut d’ailleurs devenir une partie de la solution pour rendre nos environnements et nos systèmes alimentaires plus durables et nos populations plus saines.

Mais au lieu de saper les bases de notre alimentation et les moyens de subsistance de beaucoup, nous devrions nous attaquer aux causes profondes, en particulier l’hyperconsommation, plutôt que de les ignorer. Ce que nous devrions éviter, c’est de nous perdre dans des slogans, dans le scientisme nutritionnel et dans des visions du monde déformées. "

Professeur Frédéric Leroy et Martin Cohen - ma traduction de The EAT-Lancet Commission's controversial campaign, A global powerful action against meat?


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